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1982: Année noire

Posté : sam. 03 févr. 2018 3:53
par JTarJ
Originellement posté par Masta le 05/12/2009

Beaucoup d'entre nous ont entendu parlé de cette saison, une des plus sombres de l'histoire de la F1. Si certains évènements vous sont encore flous, voici une piqure de rappel, avec un extrait d'un livre d'Alain Prost "Maître de mon destin", paru en 1988, où il consacre un chapitre à cette année difficile:

Il y avait Anne-Marie et Nicolas, il y avait la F1 et ses succès, il y avait ma carrière qui prenait tournure: tout cela avait contribué à me donner une forme physique et morale exceptionnelle au moment d'aborder la saison 82. En réalité, je ne me rendais pas vraiment compte que la vie m'avait épargné: 1982 fut une année de merde, j'ose l'écrire, pesante, agaçante, et pire encore, tragique.

J'avais pourtant débuté en fanfare: j'étais en tête du premier Grand Prix de la saison, l'Afrique du Sud, lorsque je fus victime d'une crevaison à l'arrière-gauche. Je pus regagner les stands, en ménageant la transmission car il n'y avait que quelques lambeaux de caoutchouc autour de la jante, je reçus quatre pneus neufs, et je repartis aussitôt à l'attaque pour émerger en tête à quelques tours de l'arrière et vaincre. En F1, c'était du jamais vu, car jusqu'à présent, les arrêts aux stands ne s'étaient jamais soldés par une victoire.

[Ce que je peux me permettre de contester, si on pense à la dernière victoire de Fangio, au Nurburgring 1957 par exemple]

Je venais de démontrer qu'avec une bonne équipe de mécaniciens - les hommes de Renault Sport étaient d'un rare talent- et une voiture compétitive, on pouvait s'arrêter, et malgré tout gagner. Ce détail n'échappa ni à Bernie Ecclestone, ni à Gordon Murray chez Brabham, qui y réfléchirent longuement annoncèrent un beau jour, à la stupéfaction générale de toutes les autres écuries, qu'ils allaient arrêter leurs voitures au cours des Grand Prix pour les faire ravitailler en essence et en pneus. Le gain? Rouler avec une voiture allégée, chaussée de pneus plus frais, et donc une solution plus compétitive. La tactique, jusqu'à ce qu'elle fût interdite pour l'essence et les problèmes de sécurité qui en découlaient, porta ses fruits, et aujourd'hui encore [donc en 1988, année de rédaction du livre]il arrive qu'il y ait des changements de pneus. Je peux dire qu'il s'agit du seul point positif de la saison 82, car la F1 a beaucoup gagné en intensité à cause de ces arrêts aux stands.

Ce fait mis à part, le reste fut un cauchemar. Il y eur d'abord les tracasseries. Enfin alliées, la FISA et la FOCA voulurent à Kyalami en Afrique du Sud, faire signer aux pilotes un document d'accès à la super-licence de Formule 1 qui équivalait purement et simplement à nous lier les mains et à donner aux écuries un droit de regard sur les transferts. Nous nous mîmes en grève pour obtenir l'annulation du système, Didier Pironi et ses avocats furent nos porte-parole, et Niki Lauda, qui venait de revenir à la F1 chez Mclaren après une première retraite, nous apporta un important soutien moral. Cette grève de Kyalami fut un moment incomparable. Nous étions enfermés dans un hôtel, tout ensemble car il ne fallait évidemment aucune défection
[Ce fut pourtant le cas avec Teo Fabi qui fuit le mouvement], De Angelis jouait du piano, Villeneuve, qui n'avait pas froid aux yeux, rassurait les débutants qui n'en menaient pas large, et Giacomelli nous donnait des leçons de terrorisme à l'italienne! Finalement la tentative conjuguée de la FISA et de la FOCA échoua

Il y eut ensuite les tricheries. Pour faire face à la compétitivité croissante des moteurs turbos, certaines équipes inventèrent toutes sortes de procédés pour gagner du poids sur leurs voitures, et notamment les fameux bidons d'eau. Ces bidons étaient censés être là pour refroidir, entre autres les freins. En réalité ils étaient vides pendant la durée de la course, ce qui permettait à ceux qui en disposaient de disputer les Grands Prix avec des voitures pesant trente à quarante kilos de moins. Une fois l'arrivée franchie, les bidons étaient remplis, puisque la législation permettait de refaire le plein des fluides, et du coup, les voitures étaient conformes au règlement, au moment du pesage de contrôle. Il y eut des déclassements, confirmés ensuite par le Tribunal de la FIA, dont ceux, simultanés, de Piquet et Rosberg au Brésil: du coup, et bien qu'ayant été troisième à l'arrivée, je figure dans les annales comme vainqueur de ce Grand Prix en 82. Cette décision prise, les écuries de la FOCA boycottèrent le Grand Prix de Saint-Marin, couru seulement par les grands constructeurs, et par conséquent Renault et Ferrari. Après celle des pilotes, il y eut donc une deuxième grève, celle des écuries.

Pour devenir champion du monde, il fallait un moral et une voiture en acier forgé. Sur seize Grand Prix, il n'y eut pas moins de onze vainqueurs différents: j'en gagnai deux (Afrique du Sud et Brésil), de même que Pironi, Watson, Lauda et Arnoux, tandis que De Angelis, Rosberg, Tambay, Alboreto, Patrese et Piquet en gagnèrent un chacun. Rosberg fut champion en jouant la carte de la fiabilité et cette qualité fit cruellement défaut à l'équipe Renault: je dus abandonner huit fois.

L'équipe Renault connaissait des problèmes internes, dont le plus visible fut celui de ma brouille avec René Arnoux. Elle se passa au Grand Prix de France, sur le circuit Paul Ricard. Cette affaire me fut souvent reprochée, j'y tenais le rôle de méchant, et si je n'ai pas toujours été populaire en France, c'est en grande partie à cause d'elle... et donc à cause de ma franchise. Nous partions en première ligne, René et moi, et Gérard Larousse avait demandé à René de me laisser passer en tête au moment de l'arrivée, si nos voitures étaient devant car j'étais le mieux placé au classement du championnat du monde. Je m'empresse de souligner que je n'avais rien demandé, ni à l'un ni à l'autre pour la bonne et simple raison que, si j'avais été à la place de René, j'aurai refusé. Mais René n'osa pas dire non, et il accepta les consignes de Larousse avant le départ. Une fois le départ donné, il prit la tête et je le suivais, sans forcer l'allure, pour économiser ma voiture: j'appliquai le plan fixé à la lettre.

Si j'avais su que René, au fond de lui-même, avait décidé de ne pas respecter les consignes! Si seulement il m'avait prévenu! Je ne l'aurai pas laissé prendre vingt secondes d'avance. Mais au moment où on lui passa le panneau <<1. Prost/ 2. Arnoux>>, il refusa d'obtempérer, et je n'eus pas le temps de le rattraper. A la lumière de l'expérience que j'ai aujourd'hui, je peux dire que c'était folie de la part de Gérard Larousse que d'avoir imaginé un tel plan, que c'était méconnaître la qualité première d'un pilote de course que de l'avoir exigé. Mais le mal était fait, et sur le moment, je me sentis floué. Et comme j'ai la franchise abrupte, j'exprimai ma colère dès la ligne d'arrivée franchie.

Arnoux n'avait pas respecté les consignes et la course avait été faussée. Il me paraissait naturel de le faire remarquer. Mais la vérité n'est pas toujours bonne à dire.

En quittant le circuit, j'eus droit à un gag supplémentaire: le pompiste, chez lequel je m'étais arrêté pour faire le plein et rentrer à Saint Chamond, me prit pour Arnoux: <<Vous avez bien fait, monsieur Arnoux. Ce Prost, c'est vraiment un petit c... On dirait que tout lui est dû>> J'abrégeai le plein d'essence, je payai le bonhomme en argent liquide et non avec ma carte de crédit qui portait mon nom, et je filai, furieux. Voilà comment l'opinion publique avait juré l'affaire!

Aujourd'hui, René et moi avons effacé le passé. Par estime mutuelle, et par liens de camaraderie.

De plus, cette histoire, que toutes les mauvaises langues montèrent en épingle, ne fut qu'une simple péripétie, car la saison 82 nous réserva des épisodes autrement plus dramatiques.

La pluie tombait drue à Hockenheim, au moment des essais du Grand Prix d'Allemagne. J'étais parti au petit trot, et Didier Pironi survint avec sa Ferrari. Il marchait fort: il était en passe conquérir le championnat du monde et ne devait négliger aucune éventualité. C'est pourquoi il s'entrainait, au cas où, le dimanche, le Grand Prix se serait déroulé sous la pluie. Il heurta l'arrière de ma voiture à pleine vitesse, la Ferrari fit un bond formidable dans les airs, avant de s'écraser au sol quelques dizaines de mètres plus loin. Didier fut très grièvement blessé, et faillit perdre l'usage de ses jambes. Il passa de longues semaines avant qu'il ne puisse de nouveau se tenir debout, et cet accident mit un terme à sa carrière de pilote. En 87 il préparait son retour à la Formule 1 lorsqu'il se tua dans une course de off-shore.

Avant ces essais du Grand Prix d'Allemagne, il y avait eu le Grand Prix du Canada, où Ricardo Paletti avait trouvé la mort. Au départ, Pironi n'avait pu arracher sa Ferrari, et en plein élan, car il venait du fond de la grille, Paletti l'avait percuté, victime de son inexpérience: c'était son deuxième départ dans une course de F1.

Et puis le 8 mai 82, lors des essais du Grand Prix de Belgique à Zolder, notre ami Villeneuve s'était tué. Au cours de sa brève carrière, Gilles avait suscité l'enthousiasme par son adresse exceptionnelle, sa générosité de tous les instants, et sa sincérité. C'était un très grand bonhomme, déjà presqu'une légende de son vivant, et que tout le milieu de la Formule 1 respectait unanimement.<<Le grand Villeneuve>>, comme l'appelait Enzo Ferrari.

1982 fut une année de chagrin.